Georges Sprungli, peintre et homme de passion.

Rencontre avec un artiste, peintre, musicien, profondément attaché à sa ville d’Annecy parce qu’attaché viscéralement à la vie et à ce qui lui donne sens.

Une charmante maison nous accueille à Veyrier. Elle semble avoir été conçue pour l’activité de peintre. George nous reçoit dans la salle de cours aux murs tapissés de tableaux.
On y voit des influences, bien sûr. Modigliani, Cézanne et Matisse de qui j’avais vu des rétrospectives à Paris ou ailleurs.
– Vous êtes musicien aussi. On sent un rythme dans votre travail.
Quand on est vraiment impliqué, c’est toute une aventure qui se propose, qui va se déployer. Composer une peinture sur une surface, c’est déjà décorer celle-ci. Pour moi portraitiste, ça veut dire que le portrait doit être agréable à regarder, sans qu’il soit une photo, mais que de loin aussi on reconnaisse le sujet. Avant tout, le portrait doit être décoratif.
Je ne dois jamais oublier l’importance de la composition, le jeu de rythmes, de couleurs, de contrastes, une forme d’originalité – qui ne peut être que la mienne – . J’y ajoute parfois d’autres choses que j’ai expérimentées après avoir bien fréquenté les musées, comme juxtaposer des couleurs criardes, un peu vulgaires à des couleurs recherchées. Idem pour les formes. Il faut chambouler un peu les compositions traditionnelles. On est vraiment partie prenante dans cette recherche, on est impliqué, envahi, parfois submergé par cette passion.
C’est une véritable aventure. Elle est belle quand on la joue vraiment, quand on la prend à bras-le-corps. Cette passion dont vous êtes témoin m’a envahi, elle est ma vie. Malgré les doutes, les difficultés, c’est un bonheur quand on arrive à accomplir une petite partie de ce qu’on veut, de ce qu’on imagine.
– Il y a une distance entre l’intention et la réalisation ?
Toujours.
– Il est possible d’être surpris agréablement ?
Heureusement.
D’où vient mon inspiration ? C’est un problème subtil. Il y a des paysages, par exemple, qui nous plaisent mieux que d’autres. Un jour, sous l’influence de mes gamins, j’ai décidé de rester à Annecy alors que j’avais prévu d’aller vivre à Paris et à Cannes.
Je ne me faisais pas beaucoup de soucis à Annecy parce que, pour le portrait, j’ai beaucoup d’amis, même si ici la compréhension de l’art n’est pas une priorité. Restait la question du paysage. Le lac d’Annecy est tellement beau ! Mais je m’étais dit « Surtout, ne tombe jamais dans la carte postale ! »
– Entre le décider et l’accomplir, comment on fait ?
Ben voilà ! Ça demande pas mal de réflexion, une volonté. J’ai toujours déchiré mes travaux qui m’ont semblé médiocres, sinon je les reprenais jusqu’à produire quelque chose de sérieux. J’ai peu détruit, finalement, je reprenais le plus souvent.
Je suis donc resté à Annecy alors que j’ai, du côté de ma mère, une ascendance genevoise. Mon grand père, né à Genève, avait la nationalité française et a fait la Guerre de 14. Mon père était genevois lui aussi. J’ai les nationalités suisse et française.
J’ai été trois ans en Algérie pendant la guerre. En Kabylie. Beaucoup de copains faisaient des dépressions, moi, je me sentais bien parce qu’en Kabylie je retrouvais une atmosphère montagnarde comme ici. Des gens un peu durs mais avec qui je pouvais parler.
– Nous rejoignons l’atelier de George, à l’étage pour continuer la conversation. Au passage, des œuvres de jeunesse, 900, rangées les unes contre les autres. Des styles divers.
Mon véritable atelier est là. C’est chez moi, c’est vraiment chez moi. Un lieu sacro saint. C’est là que je fais le portrait des gens.
La montagne nous surplombe.
Je suis plus près du paradis. En ce moment je travaille sur le portrait de mon petit fils, je travaille aussi sur…
Quand j’avais 17 ans, à Lyon, je suis passé devant un magasin d’antiquités, j’y ai vu un violon que j’ai réussi à m’acheter. Regardez, je le représente là avec mon modèle.
Ce que vous voyez là, je l’ai fait aux Beaux Arts, à Genève, en 55. On recherchait quelque chose de très épuré. La simplification maximale. J’adorais cette recherche.
Mes années d’apprentissage à Genève ont été les meilleures parce que les Suisses ont cette préoccupation de préserver la jeunesse.
– Pour revenir à la simplicité, elle permet ensuite d’en jouer et de trouver sa véritable personnalité.
Exactement. La création est un domaine très particulier parce qu’il y a énormément de questions à résoudre. Après être arrivé au dénuement complet de la simplification, on ne peut que rebondir.
La création comporte tellement de paramètres qu’il n’y a pas une seule solution. La solution, c’est celle que vous inventez, d’où la notion d’aventure.
Quand on s’engage dans la jungle, on essaye de trouver son chemin. On réussit ou non. Le plus malin réussit. Mais il faut une bonne technique, une solide expérience.
Mon père architecte était amateur de musique, de peinture, de sculpture. On allait en Italie chaque fois qu’on pouvait, à Venise, à Florence. J’ai eu de la chance parce que mes parents m’ont vraiment mis sur orbite. Ils ne voulaient que je devienne peintre mais ils ont tellement fait qu’ils ont été obligés de se rendre à l’évidence : je ne pouvais pas faire autrement.
Mon père était un grand amateur d’art lyrique aussi. Nous allions au Grand Théâtre de Genève. Après avoir écouté Jean Marais seul sur scène pendant deux heures, en rentrant, j’avais envie de peindre !
Là vous avez des affiches pour le Festival d’Annecy. Celle-ci date de 1999. Il y en a une autre où l’on voit le château. Elle m’avait valu les compliments de Georges Grandchamp.
J’ai eu beaucoup de chance d’avoir ces parents, des chorales, des espaces de musique, d’avoir rencontré cette vieille dame qui voulait absolument me vendre la maison dans laquelle un atelier m’attendait ! Et puis ma femme a accepté que j’exerce cette activité qui n’était pas considérée comme un travail.
J’ai joué avec la chance et je l’ai attrapée au vol. Je dessine depuis l’âge de 9/10 ans. Geneviève Gaillard, mon professeur de piano, voulait que j’exerce une profession musicale. A un moment, je faisais d’ailleurs plus de piano que de peinture. J’ai arrêté jusqu’à mon installation ici puisqu’il y avait un piano à queue qui m’a été vendu avec la maison.

– La conversation passe de tableau en tableau, de modèle en modèle, pour arriver à l’une des nombreuses scènes de jeunes femmes au bain.

Quand j’étais en Grande Kabylie, le soir avec les copains savoyards, on parlait de notre pays. De ce qu’on y faisait, de ce qu’on aimerait bien y retrouver. Les copains étaient épatés « T’habites Annecy ! » Je leur répondais qu’en sortant du lycée Berthollet, on allait au lac avec les copains. Il n’y avait jamais personne. On se baignait même aux petits escaliers de l’abreuvoir. La fenaison se faisait sue le Champ de Mars, qui est devenu le Pâquier. Un gars nous sifflait chaque fois qu’on entrait dans l’herbe. Comme j’avais l’autorisation d’utiliser à loisir l’embarcation d’un batelier, j’emmenais les copains dans les roseaux de l’Impérial, on y trouvait des carpes, des brochets, des foulques, toutes sortes d’animaux, et tout d’un coup, quand on s’enfonçait dans les roseaux, on tombait sur une barque avec des femmes  toutes nues !
Je disais à mes copains « Je garde un souvenir de cela parce que c’était beau. » C’était très beau et je voulais peindre un jour ces femmes dans les roseaux.
Ce rêve évoqué en Kabylie, je n’arrivais pas à le représenter quand j’ai commencé. J’ai abandonné pendant deux ans. Quand je m’y suis remis, c’est parti au quart de tour. Il m’a fallu 10/15 jours pour terminer. J’ai mêlé des esquisses déjà réalisées à un travail de pose avec des modèles.
– De l’atelier, au premier étage, nous descendons à la cave où sont entreposés deux panoramas de 6 mètres de large chacun.
J’ai réalisé deux versions du même panorama, la 2° plus décorative, avec des effets de couleurs. La 1° est un cri du cœur ! C’est ma ville, mon patrimoine. J’ai vécu toute ma vie avec ça devant les yeux. Combien de fois j’ai pu arpenter l’avenue d’Albigny, avec vue sur le château, les 3 clochers !
Lycéens, on venait se baigner là et on avait l’impression que c’était à nous. Je n’ai pas représenté de gens parce que j’étais soucieux de parvenir à une sorte de vérité. Il est difficile d’avoir vécu tout jeune dans une ville, de l’avoir vue se transformer.
Avec l’âge ressortent des souvenirs de jeunesse. J’ai beaucoup aimé ma ville, tout ça.
Je me souviens des Allemands réunis devant l’Hôtel de Ville, camions, blindés, pour partir aux Glières. On ne savait pas pourquoi. Je voulais voir, mais ma mère m’a dit « Allez, viens, viens ! » Elle pressentait quelque chose.
Tout ce que je dois à ma ville, je l’ai jeté là-dedans.
Quand je l’avais exposé à La Savoyarde de Talloires, j’avais inscrit comme légende Lac d’Annecy depuis l’Abreuvoir. Je vous disais que la fenaison se faisait sur ce qui s’appelle aujourd’hui le Pâquier. J’ai vu le paysan amener les bœufs ou les chevaux sur ces marches d’escalier pour qu’ils boivent au lac. D’où le nom d’abreuvoir.
Je l’ai dit, ce sont mes enfants qui ont insisté pour que je reste à Annecy. Pour que mon panorama soit à la hauteur de la ville, il a fallu que je me demande ce qu’est l’art, ce qu’est une représentation artistique. Combien de fois mes élèves ont souhaité représenter le lac en aquarelle ! Le 1° impératif à toujours été : pas de carte postale !
Pour peindre quelque chose de cette dimension, c’est comme pour écrire un discours : il ne faut pas perdre le fil de sa pensée. Ici, c’est la beauté du fond du lac, avec la ville qui est sur son verrou, toutes les falaises qui ont été érodées depuis la présence d’un glacier. Il s’agit d’un lac alpin, enserré dans ses montagnes. La couleur de l’eau ! Ces jours-ci, elle est turquoise.
– George évoque le changement des couleurs au gré des saisons, le Semnoz qui bleuit en fin d’hiver.
A travers ce que je vous ai dit, peut-être avez-vous senti la difficulté d’une aventure pareille.
J’y ai beaucoup été aidé par les femmes. J’ai été dopé par énormément de mes modèles qui voulaient que j’y arrive. L’une d’elle, que je peins actuellement, me donne l’impression d’avoir 30 ans.
Etre seul fait partie de l’aventure picturale, cette solitude est plus forte dans une ville de province qu’à Paris.
Arrivé à 83 ans, je fais un peu le bilan. En ce moment, j’écris sur la peinture.
Je l’ai déjà dit, j’ai eu de la chance. Mes modèles se battent pour moi ! Les femmes ont un esprit curieux, elles n’abdiquent jamais. Mes modèles féminins et moi menons pratiquement le même combat.