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ALAIN UGHETTO, ARTISAN DU CINÉMA ET DE LA VIE

ALAIN UGHETTO, ARTISAN DU CINÉMA ET DE LA VIE

Rencontre avec Alain Ughetto, réalisateur de  »Interdit aux chiens et aux Italiens » qui remporte un vif succès à Annecy. Sur la scène de Bonlieu, Alain rappelait cette phrase de Saint-Exupéry. « On est de son enfance comme on est d’un pays. » Elle colle aussi parfaitement avec le cinéma de Michel Ocelot. Dans le film, la voix d’Alain nous confie « En caressant les outils de mon grand-père, j’ai retrouvé les gestes de mon père. » Son travail est une caresse à la mémoire, aux racines, à la filiation. Ses mains, que l’on voit pendant le film en font un artisan du cinéma et de la vie.

Comme un esprit de famille

Sortie de projection aux Pathé d’Annecy. Rendez-vous avait été pris. Alain Ughetto est rejoint par des membres de sa famille qui s’installent à une table voisine. Ils viennent de découvrir le film…et commentent !
– Ils se sont reconnus dans l’esprit du film ?
J’espère ! Ils font des gestes qui me montrent que ça doit aller !

– Vous trichez un peu. Présenter ce film en compétition à Annecy alors que vous évoquez Génissiat, Rumilly…vous influencez le jury, non ? (rires).
Je ne sais pas si ça va l’influencer mais oui, ma famille a tourné ici [ Talpa relève le double sens du verbe tourner]. Paradis est au-dessus de Génissiat. La construction du barrage a été une grande histoire. C’est pour lui qu’ils ont vécu quatre ans environ à Paradis.

Un témoignage

– La journée de mardi 14 a été un bonheur. J’ai vu votre film d’abord et dans la soirée les trois courts métrages de Michel Ocelot. J’y perçois beaucoup de correspondances, comme le fait de montrer les enfants faisant leurs parents autant que leurs parents les font. Il s’agit aussi de trouver sa juste et vraie place.
Je le dirai à Michel. Oui, bien sûr. Avec ce film je voulais témoigner de la vie de mes grands parents, de mes parents. Ils n’en parlaient pas, ils étaient dans le non dit. Mon père ne parlait pas italien. Ses yeux brillaient quand il l’entendait, mais pas grand-chose de plus. Dans les repas de famille j’entendais simplement évoquer un village, en Italie, où ils s’appellent tous Ughetto. C’est Ughettera. Et puis on passait aussitôt à autre chose.

– Pourquoi ?
J’ai été intrigué. Il y a effectivement un village qui s’appelle Ughettera. J’y suis allé pour répondre aux questions de mon père, ou à l’absence de questions. Pourquoi il y a eu là des Ughetto ? Pourquoi ils ont émigré ? Qu’est-ce qu’ils font en France ?

– L’émigration crée un décalage, un entre deux qui culmine quand l’Italie déclare la guerre à la France et que vos parents l’apprennent par la radio.
C’est terrible, oui.

Les Italiens ? Des oiseaux de passage.

– Cet entre deux transparaît partout, dans les références culturelles, dans la langue (les insultes contre les Italiens…). Votre film remet chaque chose en perspective.
C’est un travail de cohérence. J’ai des témoignages de gens de la famille, d’autres de gens qui embauchaient. Les Italiens arrivaient avec une valise, on ne sait pas d’où. Ils repartaient, on ne savait pas où ils allaient. Ils étaient des oiseaux de passage.

Émigrer, immigrer, faire souche

– Et vous, vous vous êtes posé ?
Pas trop. Je remue beaucoup. Le cinéma est une façon de voyager dans la tête. C’est dans mes gènes. Chez tous les migrants, quelle que soit leur origine, le passé est dans leurs gènes. L’Italie avec Mussolini, l’Espagne avec Franco, le Portugal de Salazar…Ce sont des histoires communes. Comment la misère pousse à partir. En réalité c’est d’abord la misère qui les fait partir par intermittence. Quand arrive la neige, ils viennent travailler en France et retournent ensuite au village. C’est le principe de toute émigration. Quelqu’un part, il envoie de l’argent au pays, décide d’acheter une terre…Trouve une place un peu stable pour faire venir la famille. D’après les statistiques, 15% seulement des Italiens ont fait souche. C’est ce que j’ai appris dans Voyage en Ritalie de Pierre Milza.

Et la tendresse…

– Mino Faïta a écrit un livre dont les titre est  »Les Italiens, peuple bâtisseur ». On attendait des bras, il vint des hommes. » J’y retrouve l’esprit de votre film. Et vous y ajoutez énormément de tendresse, avec votre voix et celle d’Ariane Ascaride, par exemple. Une voix qui chante.
Elle est d’origine italienne, hein ! [ La voix d’Alain chante elle aussi, et vibre d’une fierté très humaine]. Elle donne une épaisseur incroyable au personnage. Elle parlait vite au départ. Je lui ai dit « Parle doucement. C’est dur ce que tu racontes, c’est abominable… » Ce film est une belle aventure ! Des rencontres incroyables. Même certains jeunes techniciens du tournage se posent les mêmes questions. « D’où vient mon nom ? » Ça donne envie d’aller voir d’où l’on vient.

– Vous leur avez apporté des réponses ?
Je n’apporte pas de réponses !

Par-delà le silence

– Vous évoquez les drames, la guerre, la grippe espagnole, les accidents. Parfois on se demande ce qu’apporte l’animation. Avec votre travail, elle est pleinement justifiée parce qu’elle permet de toucher profondément le spectateur en maintenant une forme de distance.
J’aime bien travailler le vrai et le faux. Vrai ? Faux ? En tout cas c’est en mémoire, c’est raconté. Je conserve la mémoire intime pour aller vers l’évocation historique. J’ai posé des questions aux cousines, aux cousins pour faire parler leurs souvenirs. Mon père a fait la guerre mais n’en parlait jamais. Il a fallu passer par une copine pour lui poser des questions. Lui ne m’aurait pas répondu. Il ne voulait pas témoigner, sans doute parce que ce qu’il avait vécu était abominable. L’une des rares choses qu’il ait dites concerne son rôle dans la Résistance. Ils se promenaient avec une grenade à la ceinture. À un moment il entend « Boum », un copain s’était fait sauter.

Une autre réalité… pourtant toujours d’actualité

– Jean-David Morvan explique que la mémoire, pour Madeleine Riffaud, est parfois une torture.
C’était insupportable. Mon père disait « Les gens ne se rendent pas compte. Les gens crevaient de faim. » On ne peut plus l’imaginer aujourd’hui.

– Les gens se plaignent actuellement, sans doute à raison, de choses qui ne sont pas comparables. Et pour le sort réservé aux immigrés italiens, les Savoyards avaient subi un peu le même traitement en France vers 1860. On reproduit les mêmes schémas.
On pourrait voir aujourd’hui « Interdit aux chiens et aux Juifs ». Ça peut se décliner dans tous les sens tellement c’est sordide.

La comédie italienne

– L’explication que votre père donne aux enfants à propose du « Interdit aux chiens et aux Italiens », c’est vous qui l’avez imaginée.
Bien sûr. Je me suis inspiré de Begnini. J’adore le cinéma italien, les thèses sur le néo réalisme. Ils arrivent à raconter des histoires abominables, comme Affreux, sales et méchants, Pain et chocolat. C’est la comédie italienne qui fait rire de l’abominable !

« J’aime les histoires qui s’accrochent au réel »

– Vous avez retrouvé vos racines, quel sera votre prochain film ?
Il est en cours. J’aime les histoires qui s’accrochent au réel qui constitue le fond d’une piscine. À Ughettera, il ne reste plus rien. Les maisons se sont effondrées, les arbres ont repoussé. De leur travail de charbonniers il ne reste plus rien. J’ai dû refaire un décor dans mon atelier, imaginer leur vie, leur misère. Le monde des vaincus, de Nuto Revelli, m’y a aidé. L’auteur, un sociologue, a enregistré des gens qui ont vécu au même endroit. Ils ne savaient pas ce qu’était la guerre. Ils pensaient y aller deux jours et en revenir aussitôt !

Le réel, le mythe…

– Au début, vos personnages sont accrochés à leur montagne et leur monde se réduit à ça. À ce qu’ils voient. Le reste relève du mythe, comme les dollars qui poussent sur les arbres en Amérique.
C’est ce que les anciens répétaient à qui voulait les entendre. Revelli rapporte quelque chose de plus grave. Un paysan d’Ughettera avait acheté un tracteur qu’il ne pouvait pas utiliser. L’environnement ne s’y prêtait pas. Mais il disait aux autres que le tracteur l’aidait. Ils ont tous investit…pour rien.

Mentir et mentir vrai

– Ce qui nous ramène à l’idée de mensonge et d’hypocrisie. Vous mettez un peu dans le même sac les curés et les fascistes. D’un autre côté, vos personnages mentent dans leurs lettres pour épargner leurs destinataires, mari ou femme.
On ment à différents niveaux. De la guerre pour épargner sa compagne.

– Quand vous faites des films, vous mentez ?
Non, parce que c’est la base du cinéma. Je peux faire un champ de vous et un contre champ de moi à New York. En raccord, ça marche.

– Vous mentez pour être vrai.
Pour aller à la vérité. Je ne sais pas laquelle mais, au moins, une vérité. Si c’est la mienne, c’est encore mieux.

Fort de café !

– Pendant la conversation, un bip m’avait annoncé la réception d’un message. Il était de Mino Faïta. Véritable coïncidence. J’en extrais un très court passage que j’ai lu à Alain Ughetto et à ses proches.
« J’ai coutume de dire qu’après l’italophobie, le deuxième problème de l’immigration italienne en France est le café savoyard. Cependant, en la matière notre tolérance a été grande, la preuve, nous sommes restés. »

Cosa di più?

Paul Rassat  

JOSEPH PALENI HISTOIRE OU THEATRE

JOSEPH PALENI HISTOIRE OU THEATRE

Elle est vraie ton histoire ou c’est du théâtre ?

Ami-e-s de Vicenza,
L’un de nos adhérents, d’origine italienne, Joseph Paléni, a produit récemment un livre dans lequel il retrace son parcours artistique et culturel. Son ancrage à Seynod et à l’Auditorium pendant 25 ans en est un volet. Il y est bien sûr question de théâtre mais aussi des enjeux de la culture à Annecy et bien au-delà.
Pour la naissance de « Elle est vraie ton histoire ou c’est du théâtre ? » , Joseph a été assisté par Paul Rassat.
Le livre est bien né, vous pouvez vous le procurer à la Fnac, chez Decitre, Cultura… (voir sur internet) pour la modique somme de 13 euros.

Un sphinx. Il vous parle, mais ce n’est que pour extraire vos propres énigmes. Voilà Joseph Paleni, né entre le lac d’Annecy et la montagne d’Âge. Très tôt saisi par la fièvre de la création grâce à une politique culturelle avant-gardiste à l’époque, il a pu saisir la balle au bond et en devenir l’enfant.
Très jeune, il découvrira le monde magique de la culture et de la création théâtrale et il bondira à pieds joints dans ce bouillon. Il en aura rencontré des hommes remarquables, Jean Dasté, Alain Cuny, Gaby Monnet, Alain Françon, Valère Novarina, et bien d’autres, qui l’influenceront, le formeront, l’apprécieront.

Homme de la scène, il aurait pu rester à Paris, chez Guy Rétoré ou Lucien Attoun tourner dans toute la France, prendre la grosse tête, mais il a su maîtriser le cours de sa vie et se fixer là où il avait le plus et le mieux à faire : en son pays, heureux comme Ulysse.
Maillon essentiel de la transmission de la culture dans le bassin annécien, il aura dirigé pendant vingt-cinq ans l’Auditorium Seynod, fait venir la jeunesse, invité des artistes exceptionnels, provoqué des découvertes suscité des vocations… bref, de la création, de la vie en somme.

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L'avis de l'éditeur
Ce livre n’est pas un adieu à la scène, ni à Seynod, juste une pirouette de saltimbanque au-dessus du regard émerveillé des spectateurs. Joseph nous y parle de sa vie, un peu, du théâtre, beaucoup, mais il en profite aussi pour remettre les pendules à l’heure en matière de culture, et il ne garde pas pour lui son inimitié à l’égard d’une politique culturelle qui ne correspond ni à ce qu’elle devrait être, ni aux enjeux de l’avenir.

Jacques André éditeur 5 rue Bugeaud – 69006 Lyon tél 04 78 266 209 edition@groupe-cei.com http://www.jacques-andre-editeur.eu/ distribution Générale Librest

Pour en savoir plus, pour commander en ligne
http://www.jacques-andre-editeur.eu/web/
112 pages 20 x 14 cm 13 €
978-2-7570-0450-0

GEORGES SPRUNGLI

GEORGES SPRUNGLI

Georges Sprungli, peintre et homme de passion.

Rencontre avec un artiste, peintre, musicien, profondément attaché à sa ville d’Annecy parce qu’attaché viscéralement à la vie et à ce qui lui donne sens.

Une charmante maison nous accueille à Veyrier. Elle semble avoir été conçue pour l’activité de peintre. George nous reçoit dans la salle de cours aux murs tapissés de tableaux.
On y voit des influences, bien sûr. Modigliani, Cézanne et Matisse de qui j’avais vu des rétrospectives à Paris ou ailleurs.
– Vous êtes musicien aussi. On sent un rythme dans votre travail.
Quand on est vraiment impliqué, c’est toute une aventure qui se propose, qui va se déployer. Composer une peinture sur une surface, c’est déjà décorer celle-ci. Pour moi portraitiste, ça veut dire que le portrait doit être agréable à regarder, sans qu’il soit une photo, mais que de loin aussi on reconnaisse le sujet. Avant tout, le portrait doit être décoratif.
Je ne dois jamais oublier l’importance de la composition, le jeu de rythmes, de couleurs, de contrastes, une forme d’originalité – qui ne peut être que la mienne – . J’y ajoute parfois d’autres choses que j’ai expérimentées après avoir bien fréquenté les musées, comme juxtaposer des couleurs criardes, un peu vulgaires à des couleurs recherchées. Idem pour les formes. Il faut chambouler un peu les compositions traditionnelles. On est vraiment partie prenante dans cette recherche, on est impliqué, envahi, parfois submergé par cette passion.
C’est une véritable aventure. Elle est belle quand on la joue vraiment, quand on la prend à bras-le-corps. Cette passion dont vous êtes témoin m’a envahi, elle est ma vie. Malgré les doutes, les difficultés, c’est un bonheur quand on arrive à accomplir une petite partie de ce qu’on veut, de ce qu’on imagine.
– Il y a une distance entre l’intention et la réalisation ?
Toujours.
– Il est possible d’être surpris agréablement ?
Heureusement.
D’où vient mon inspiration ? C’est un problème subtil. Il y a des paysages, par exemple, qui nous plaisent mieux que d’autres. Un jour, sous l’influence de mes gamins, j’ai décidé de rester à Annecy alors que j’avais prévu d’aller vivre à Paris et à Cannes.
Je ne me faisais pas beaucoup de soucis à Annecy parce que, pour le portrait, j’ai beaucoup d’amis, même si ici la compréhension de l’art n’est pas une priorité. Restait la question du paysage. Le lac d’Annecy est tellement beau ! Mais je m’étais dit « Surtout, ne tombe jamais dans la carte postale ! »
– Entre le décider et l’accomplir, comment on fait ?
Ben voilà ! Ça demande pas mal de réflexion, une volonté. J’ai toujours déchiré mes travaux qui m’ont semblé médiocres, sinon je les reprenais jusqu’à produire quelque chose de sérieux. J’ai peu détruit, finalement, je reprenais le plus souvent.
Je suis donc resté à Annecy alors que j’ai, du côté de ma mère, une ascendance genevoise. Mon grand père, né à Genève, avait la nationalité française et a fait la Guerre de 14. Mon père était genevois lui aussi. J’ai les nationalités suisse et française.
J’ai été trois ans en Algérie pendant la guerre. En Kabylie. Beaucoup de copains faisaient des dépressions, moi, je me sentais bien parce qu’en Kabylie je retrouvais une atmosphère montagnarde comme ici. Des gens un peu durs mais avec qui je pouvais parler.
– Nous rejoignons l’atelier de George, à l’étage pour continuer la conversation. Au passage, des œuvres de jeunesse, 900, rangées les unes contre les autres. Des styles divers.
Mon véritable atelier est là. C’est chez moi, c’est vraiment chez moi. Un lieu sacro saint. C’est là que je fais le portrait des gens.
La montagne nous surplombe.
Je suis plus près du paradis. En ce moment je travaille sur le portrait de mon petit fils, je travaille aussi sur…
Quand j’avais 17 ans, à Lyon, je suis passé devant un magasin d’antiquités, j’y ai vu un violon que j’ai réussi à m’acheter. Regardez, je le représente là avec mon modèle.
Ce que vous voyez là, je l’ai fait aux Beaux Arts, à Genève, en 55. On recherchait quelque chose de très épuré. La simplification maximale. J’adorais cette recherche.
Mes années d’apprentissage à Genève ont été les meilleures parce que les Suisses ont cette préoccupation de préserver la jeunesse.
– Pour revenir à la simplicité, elle permet ensuite d’en jouer et de trouver sa véritable personnalité.
Exactement. La création est un domaine très particulier parce qu’il y a énormément de questions à résoudre. Après être arrivé au dénuement complet de la simplification, on ne peut que rebondir.
La création comporte tellement de paramètres qu’il n’y a pas une seule solution. La solution, c’est celle que vous inventez, d’où la notion d’aventure.
Quand on s’engage dans la jungle, on essaye de trouver son chemin. On réussit ou non. Le plus malin réussit. Mais il faut une bonne technique, une solide expérience.
Mon père architecte était amateur de musique, de peinture, de sculpture. On allait en Italie chaque fois qu’on pouvait, à Venise, à Florence. J’ai eu de la chance parce que mes parents m’ont vraiment mis sur orbite. Ils ne voulaient que je devienne peintre mais ils ont tellement fait qu’ils ont été obligés de se rendre à l’évidence : je ne pouvais pas faire autrement.
Mon père était un grand amateur d’art lyrique aussi. Nous allions au Grand Théâtre de Genève. Après avoir écouté Jean Marais seul sur scène pendant deux heures, en rentrant, j’avais envie de peindre !
Là vous avez des affiches pour le Festival d’Annecy. Celle-ci date de 1999. Il y en a une autre où l’on voit le château. Elle m’avait valu les compliments de Georges Grandchamp.
J’ai eu beaucoup de chance d’avoir ces parents, des chorales, des espaces de musique, d’avoir rencontré cette vieille dame qui voulait absolument me vendre la maison dans laquelle un atelier m’attendait ! Et puis ma femme a accepté que j’exerce cette activité qui n’était pas considérée comme un travail.
J’ai joué avec la chance et je l’ai attrapée au vol. Je dessine depuis l’âge de 9/10 ans. Geneviève Gaillard, mon professeur de piano, voulait que j’exerce une profession musicale. A un moment, je faisais d’ailleurs plus de piano que de peinture. J’ai arrêté jusqu’à mon installation ici puisqu’il y avait un piano à queue qui m’a été vendu avec la maison.

– La conversation passe de tableau en tableau, de modèle en modèle, pour arriver à l’une des nombreuses scènes de jeunes femmes au bain.

Quand j’étais en Grande Kabylie, le soir avec les copains savoyards, on parlait de notre pays. De ce qu’on y faisait, de ce qu’on aimerait bien y retrouver. Les copains étaient épatés « T’habites Annecy ! » Je leur répondais qu’en sortant du lycée Berthollet, on allait au lac avec les copains. Il n’y avait jamais personne. On se baignait même aux petits escaliers de l’abreuvoir. La fenaison se faisait sue le Champ de Mars, qui est devenu le Pâquier. Un gars nous sifflait chaque fois qu’on entrait dans l’herbe. Comme j’avais l’autorisation d’utiliser à loisir l’embarcation d’un batelier, j’emmenais les copains dans les roseaux de l’Impérial, on y trouvait des carpes, des brochets, des foulques, toutes sortes d’animaux, et tout d’un coup, quand on s’enfonçait dans les roseaux, on tombait sur une barque avec des femmes  toutes nues !
Je disais à mes copains « Je garde un souvenir de cela parce que c’était beau. » C’était très beau et je voulais peindre un jour ces femmes dans les roseaux.
Ce rêve évoqué en Kabylie, je n’arrivais pas à le représenter quand j’ai commencé. J’ai abandonné pendant deux ans. Quand je m’y suis remis, c’est parti au quart de tour. Il m’a fallu 10/15 jours pour terminer. J’ai mêlé des esquisses déjà réalisées à un travail de pose avec des modèles.
– De l’atelier, au premier étage, nous descendons à la cave où sont entreposés deux panoramas de 6 mètres de large chacun.
J’ai réalisé deux versions du même panorama, la 2° plus décorative, avec des effets de couleurs. La 1° est un cri du cœur ! C’est ma ville, mon patrimoine. J’ai vécu toute ma vie avec ça devant les yeux. Combien de fois j’ai pu arpenter l’avenue d’Albigny, avec vue sur le château, les 3 clochers !
Lycéens, on venait se baigner là et on avait l’impression que c’était à nous. Je n’ai pas représenté de gens parce que j’étais soucieux de parvenir à une sorte de vérité. Il est difficile d’avoir vécu tout jeune dans une ville, de l’avoir vue se transformer.
Avec l’âge ressortent des souvenirs de jeunesse. J’ai beaucoup aimé ma ville, tout ça.
Je me souviens des Allemands réunis devant l’Hôtel de Ville, camions, blindés, pour partir aux Glières. On ne savait pas pourquoi. Je voulais voir, mais ma mère m’a dit « Allez, viens, viens ! » Elle pressentait quelque chose.
Tout ce que je dois à ma ville, je l’ai jeté là-dedans.
Quand je l’avais exposé à La Savoyarde de Talloires, j’avais inscrit comme légende Lac d’Annecy depuis l’Abreuvoir. Je vous disais que la fenaison se faisait sur ce qui s’appelle aujourd’hui le Pâquier. J’ai vu le paysan amener les bœufs ou les chevaux sur ces marches d’escalier pour qu’ils boivent au lac. D’où le nom d’abreuvoir.
Je l’ai dit, ce sont mes enfants qui ont insisté pour que je reste à Annecy. Pour que mon panorama soit à la hauteur de la ville, il a fallu que je me demande ce qu’est l’art, ce qu’est une représentation artistique. Combien de fois mes élèves ont souhaité représenter le lac en aquarelle ! Le 1° impératif à toujours été : pas de carte postale !
Pour peindre quelque chose de cette dimension, c’est comme pour écrire un discours : il ne faut pas perdre le fil de sa pensée. Ici, c’est la beauté du fond du lac, avec la ville qui est sur son verrou, toutes les falaises qui ont été érodées depuis la présence d’un glacier. Il s’agit d’un lac alpin, enserré dans ses montagnes. La couleur de l’eau ! Ces jours-ci, elle est turquoise.
– George évoque le changement des couleurs au gré des saisons, le Semnoz qui bleuit en fin d’hiver.
A travers ce que je vous ai dit, peut-être avez-vous senti la difficulté d’une aventure pareille.
J’y ai beaucoup été aidé par les femmes. J’ai été dopé par énormément de mes modèles qui voulaient que j’y arrive. L’une d’elle, que je peins actuellement, me donne l’impression d’avoir 30 ans.
Etre seul fait partie de l’aventure picturale, cette solitude est plus forte dans une ville de province qu’à Paris.
Arrivé à 83 ans, je fais un peu le bilan. En ce moment, j’écris sur la peinture.
Je l’ai déjà dit, j’ai eu de la chance. Mes modèles se battent pour moi ! Les femmes ont un esprit curieux, elles n’abdiquent jamais. Mes modèles féminins et moi menons pratiquement le même combat.